«J’ai perdu ma chanson, cette fille me l’a prise.» Quand il découvre Respect, une ballade qu’il a écrite pour son tour manager Speedo Sims, Otis Redding ne peut que constater les faits face à Jerry Wexler, le pape de la soul music au label Atlantic. Ce jour-là, le chanteur sait que le titre paru deux ans plus tôt, en 1965 sur l’imparable Otis Blue, lui échappe. Pas sûr en revanche qu’il puisse se douter alors que ce hit fera danser des générations entières, porté par la voix de la papesse soul. Combien de soirées où cet hymne au féminisme débridé aura fait se lever toutes les femmes et filles, prises d’un doux délire ! «La chanson en elle-même est passée d’une revendication de droits conjugaux à un vibrant appel à la liberté. Alors qu’Otis parle spécifiquement de questions domestiques, Aretha en appelle ni plus ni moins à la transcendance extatique de l’imagination», analysera Peter Guralnick, l’auteur de la bible Sweet Soul Music.
Enregistrée le jour de la Saint-Valentin, la version d’Aretha Franklin, morte jeudi à 76 ans, est effectivement bien différente de celle du «Soul Father», qui vantait les mérites de l’homme allant au turbin et méritant de fait un peu de respect en retour. La jeune femme se permet d’y glisser quelques saillies bien senties : «Je ne te ferai pas d’enfant dans le dos, mais ce que j’attends de toi, c’est du respect.» Le tout boosté par un chœur composé de ses sœurs Erma et Carolyn qui ponctue de «Ooh !» et «Just a little bit», donnant à l’histoire les faux airs d’une conversation complice entre femmes. Et de conclure par un tranchant : «Je n’ai besoin de personne et je me débrouille comme une grande.» La suite, tout du moins d’un point de vue artistique, donnera raison à celle qui devint ainsi pour la postérité tout à la fois l’une des égéries des droits civiques et la visionnaire pythie d’une libération des mœurs.